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dimanche 11 octobre 2009

Imam et Insan Kamil

Suite et fin de l'article "Chiisme", (4e partie), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont :

"Ainsi le chiisme historique, celui de l'Islam, se présente-t-il comme le dernier chaînon d'une longue suite de doctrines initiatiques qui ont existé au sein des religions, puisque les "chiites musulmans" sont cette élite minoritaire initiée par Ali et les autres imâms aux mystères du Coran. En effet, selon cette conception, le Coran, comme tout autre livre saint, est une écriture codée qui a besoin d'être déchifrée ; ou encore un Livre qui ne présente les secrets divins que sous une forme condensée ; ce sont les enseignements des différents imâms qui apportent les clés de déchiffrement du Livre ou bien l'explication détaillée du discours concentré de celui-ci. Sans l'enseignement initiatique de l'Imam, le Livre reste inintelligible. Sans l'esprit, la lettre ne peut que demeurer morte ; c 'est pourquoi dans le chiisme le Coran est appelé "le guide silencieux" (imâm sâmit), alors qu'en même temps l'imâm est qualifié de "Coran parlant" (qur'an nâtiq). Sans le ta'wil de l'imâm, l'herméneutique spirituelle menant à l'origine du Texte, le tanzîl, la Révélation reste incompréhensible. Et quel est en définitive le secret ultime, le mystère des mystères du Coran, comme de tout autre Livre divin ? Pour le chiisme c'est la réalité spirituelle de l'imâm terrestre, théophanie terrestre de l'Imâm céleste, lui-même théophanie du Dieu révélé. Autrement dit le secret du Guide, en même temps face de Dieu et face de l'Homme, constitue la substance des révélations divines. Ainsi, soutenu par une théologie de "théophanies en cascades", l'imâm historique est présenté comme le gardien et le transmetteur d'un enseignement initiatique dont l'Imâm cosmique est le contenu ultime. Le Coran, explicité par l'enseignement des imâms, c'est-à-dire ce que les chiites reconnaissent comme leur corpus de hadiths, dirige vers le dévoilement de ces secrets divins."
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La notion d'un homme qui serait la théophanie des Attributs divins n'est pas spécifique au chiisme. Cette notion, nous la retrouvons également dans le soufisme, surtout à partir du XIIe siècle, avec le concept de l'Homme Parfait (Insan Kamil) sous la plume de mystiques tels que Rûmî, Aziz al-Din Nasafi, ou Ibn Arabi, surnommé le Shaykh al-Akbar, le Grand Maître. Ce dernier a consacré une part importante de son oeuvre à la méditation et à l'exposé du concept de l'Homme Parfait.

Ibn Arabi fait comme les chiites la distinction dans la Divinité entre d'un côté l'Essence de Dieu (dhât) à jamais inconnaissable et transcendante, et de l'autre côté, la manifestation de cette Essence en Noms et Attributs qu'il appelle la forme de Dieu (Surat al-Haqq). L'Essence de Dieu, poussée par le désir d'être connue, s'est manifestée en Noms et Attributs [1]. Comme pour les penseurs ismaéliens, Ibn Arabi fait dériver le mot Allah de la racine ', l et h qui signifie tristesse, nostalgie [2]. C'est la tristesse de l'Essence de Dieu recluse dans Sa Transcendance et aspirant à être connue.

De la forme de Dieu procède ensuite toute la création. Chaque élément de la création possède en lui une parcelle de cette forme de Dieu et est par conséquent la théophanie d'un nom divin issu d'entre les Noms et Attributs divins. La forme de Dieu, poussée à son tour par le désir d'être connue par sa création, s'est manifestée en celle-ci sous la forme d'un homme afin de rendre son Etre accessible aux croyants et aux amoureux de Dieu. Cet homme (insan), recevant en lui la forme de Dieu dans toute sa plénitude et sa perfection, peut être qualifié alors de parfait (kamil). Cet Insan Kamil se présente donc à nous comme la théophanie (tajalli ilahi) des Noms et Attributs de Dieu et, en tant que tel, il récapitule en lui la somme de toutes les théophanies existantes et possibles dans la création. Il est celui dont il est dit dans le Coran au verset 36, 12 : "Nous avons dénombré toutes choses dans un Imam manifesté (Wa kullu shayn ahsaynahu fi Imam mubin)".

L'Homme Parfait, de par son nature divine (lahut) parfaite, est la Face de Dieu devant les hommes, et de par sa nature humaine (nasut), est la face de l'homme devant Dieu. Il est le Calife (Représentant, Lieutenant) de Dieu sur terre et en même temps l'Intercesseur et l'Avocat des hommes devant Dieu. Il est la Porte du Salut (Dar al-Salam) pour tous les hommes et le Vecteur de la Miséricorde (Rahma) de Dieu envers ses créatures en quête de secours moral, de direction spirituelle, de Lumière. Il est le Khidr dont parle le Coran (18, 65-82), ce jouvenceau éternel qui apparaît par intermittence tel un éclair pour parfaire l'initiation mystique de son disciple, que celui-ci soit Prophète (Moïse) ou simple anonyme. Le croyant qui se fait le disciple de Khidr a l'assurance de saisir en lui le Câble de Dieu (habl Allah, Coran 3, 103), l'Anse la plus solide (al-Urwa al-wuthqa, Coran 2, 256) dont parle le Coran et de cheminer vers Dieu, comme les hébreux dans le désert, précédé par une lumière éclatante (Nur-um mubin, Coran 4, 174) qui lui montre la Voie vers la Terre Promise, sa patrie spirituelle.
A travers ce raccorci sommaire du concept de l'Homme Parfait chez Ibn Arabi, on voit à quel point ses développements sur ce thème se rapprochent du chiisme et notamment de l'Ismaélisme. Aussi, n'est-il pas étonnant qu'Ibn Arabi ait été accusé d'être un crypto-chiite et qu'il ait eu des démêlés avec les docteurs de la Loi (Fuqaha). Quoi qu'il en soit, comme l'affirme Henry Corbin, on ne peut plus négliger les influences chiites sur le Shaykh al-Akbar. [3]

Rûmî a également considérablement médité sur le concept de l'Homme Parfait qu'il considère comme le Guide spirituel parfait et l'aboutissement de la recherche spirituelle de tous les soufis en quête de Dieu :

C'est de l'Homme Parfait, Son Représentant sur la terre, que Dieu, bien qu'absolument suffisant à Lui-même, Se sert comme d'intermédiaire pour Se faire connaître et Se manifester : il est donc la raison d'être du Cosmos parce qu'il est le chaînon qui relie le Divin et les choses créées. De là découle son rôle de médiateur. Il purifie comme une Mer de pureté, ce qui était souillé (Le Livre du Dedans, chap. 8) ; il restaure dans l'union ceux qui se sont coupés de l'Esprit (Mathnawi, VI, 157) ; il est la Porte ; c'est par lui que passe la voie pour aller à Dieu :

Tu es la Porte de la cité de la Connaissance, puisque tu es les rayons de Soleil de la clémence.Sois ouverte, ô Porte ! pour celui qui cherche la porte...Sois ouverte jusqu'à l'éternité, ô Porte de la Miséricorde...(Mathnawi, I, 3763).

Ailleurs, dans le Mathnawi, Rûmi fait dire à l'Homme Parfait :

C'est pour moi, dit le Saint, que le Roi a libéré des centaines de milliers de captifs (du monde)...Attachez-vous à moi, afin de connaître la béatitude et de devenir des faucons royaux, bien que vous ne soyez que des hiboux. (Mathnawi, II, 1162) [4]

Représentation anthropomorphique avec la calligraphie des noms d'Allah et des Ahl-al-Bayt (les Gens de la Maison (du Prophète)) à savoir : Muhammad, Ali, Hasan, Husayn, et Fatima
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[1] Rappelons nous le hadith qudsi : "J'étais un trésor caché, j'ai aimé à être connu et j'ai créé le monde afin d'être connu par lui".
[2] L'immense majorité des mots arabes ont une racine trilitère. Ainsi, le mot kitab (livre) et tous ses dérivés : kâtib (écrivain), maktub (écrit), kataba (écrire) ont pour racine les lettres k, t, b.
[4] Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil, p. 122

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Cet Insan e Kamil, est-il élu? nommé choisi?

Pier Paolo a dit…

Question pertinente et vaste, Anonyme.
Pour les chiites, c'est bien sûr, comme vous l'auriez deviné, l'Imam qui est l'Insan Kamil. Et dans ce cas, l'Imamat se transmet par voie héréditaire de père en fils avec la désignation officielle (Nass) du successeur par l'Imam en fonction.
Dans le soufisme, c'est celui que l'on appelle le Pôle (Qutb), qui peut être le chef de la confrérie ou le membre fondateur de la confrérie, qui est considéré comme l'Insan Kamil, et dans ce cas, il est désigné par le Maître spirituel en fonction. C'est la fameuse chaîne des Shaykhs soufis d'une tariqa, chaîne qui remonte très souvent à Ali lui-même considéré alors par les membres de la Tariqa comme Insan Kamil.
L'Insan Kamil est également un statut que l'homme peut atteindre en purifiant son coeur et en pratiquant les exercices spirituels, ceci jusqu'à ce que son âme réalise l'union avec la Divinité. Arrivé à ce degré d'élévation spirituelle, il devient un être parfait débarassé de toutes les souillures.
Il ne faut pas oublier que pour de nombreux soufis c'est le Prophète Muhammad qui était considéré comme l'Insan Kamil, l'homme parfait, le modèle pour tous les croyants avec son Ascension céleste (mi'raj) comme expérience spirituelle la plus haute à réaliser par les croyants.