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dimanche 28 mars 2010

Wilferd Madelung : "The succession to Muhammad" (2)

Wilferd MADELUNG, The succession to Muhammad. A study of the early Caliphate, Cambridge University Press

Compte-rendu du livre de Wilferd Madelung, The succession to Muhammad, par le professeur Guy Monnot sur le site de Persée (www.persee.fr):

"Il est parfaitement connu que le Prophète de l'islam, mort en 632 après une maladie relativement courte, n'avait, ni clairement désigné son successeur à la tête de la Communauté musulmane, ni donné aucune indication sur la manière de le choisir. Sur le premier point, l'Introduction présente rapidement les opinions contradictoires qui le nuancent dans le passé ou le présent, et inaugure une voie d'approche nouvelle : à savoir, le témoignage du Coran. Celui-ci, il est vrai, n'aborde jamais le sujet directement. Mais il ne cesse d'insister sur l'importance, et d'ordinaire la prévalence, des liens familiaux (Coran 2, 177 ; 8, 75, etc. : p. 6, il faut lire, non pas « XVII 26 », mais « XXX 38, cf. XVII 26 »). De plus, on n'ignore pas que l'histoire des prophètes dans le Coran fait d'eux l'esquisse ou le type de ce que devait être et accomplir Muhammad. Or, nonobstant l'exception du père d'Abraham, les prophètes coraniques sont présentés en lien étroit à leurs propres familles, et ont généralement pour successeurs leurs propres enfants (19, 49 ; 20, 29 s. ; 27, 49 et 56 s., etc.). Cette règle est fort bien dégagée aux p. 8-13, et ne peut être sans relation au poids de la généalogie, nasab, dans la coutume tribale des Arabes (p. 5, en accord avec E. Tyan ; l'importance du nasab, notons-le en passant, est sous-estimée dans le récent ouvrage de Louise Marlow, Hierarchy and egalitarianism in Islamic thought, Cambridge, 1997). En conséquence, Muhammad devait considérer son cousin germain 'Ali b. Abî Tâlib, père de ses deux petits-fils, comme son successeur normal.

Un récit fameux présente pourtant un fait, survenu devant sa maladie, comme un signe clair de sa préférence pour Abu Bakr (cf. 54). L'histoire est connue en deux versions, respectivement dues à 'A'isa, épouse favorite du Prophète et fille d'Abu Bakr, et à 'Abdallah b. al-'Abbâs, autre cousin germain de Muhammad. Après les excellentes pages 19 s. sur la méthode à appliquer dans l'étude de ces témoignages, ils sont examinés en détail. Ensuite viennent quatre chapitres, traitant successivement des quatre premiers califes.

La consultation (šuru) des musulmans à l'auvent (saqîfa) des Banu Sâ'ida est célèbre pour avoir porté Abu Bakr à la tête de la communauté. En fait, il s'est agi d'un choix houleux et précipité, où l'argument décisif fut la menace du sabre de 'Umar. Lui-même aurait reconnu plus tard que l'allégeance faite alors au nouveau calife avait été, dans sa forme, un acte irréfléchi et malencontreux (falta : p. 30-32). L'A. procède à l'analyse détaillée de cette réunion, et à une argumentation convaincante pour montrer que l'affaire avait été préméditée par Abu Bakr avec un sens politique aigu (39- 43). En toute occurrence, il devient « Successor of the Messenger of God », khalîfat rasul Allah (46, contre P. Crone et M. Hinds, God's Caliph). Ayant écarté 'Ali que soutenaient les Gens de la Maison (du Prophète) et les Ançâr médinois, il inaugure le « califat de Qurayš » (cf. 30 s., 45), c'est-à-dire la domination des Mekkois sur les autres Arabes.

Si la succession de Muhammad avait été incertaine et hasardeuse, il n'en fut pas de même pour celle d'Abu Bakr. Sûr de son bon droit, il nomma son successeur en la personne de 'Umar (55 s.).

Celui-ci aurait été le premier à porter le titre de Commandeur des croyants (amîr al-mu 'minïn : 49, 80). Malgré un souci plus prononcé des valeurs distinctement musulmanes, il ne put changer la politique fondamentale de son prédécesseur. Son insistance sur le mérite supérieur des premiers Compagnons du Prophète ne faisait pas sortir le pouvoir des mains de Qurayš (77).

'Umar périt poignardé par un esclave iranien. Il avait confié le choix de son successeur à un conseil de six membres. 'Uthmân fut élu. Douze ans plus tard, à la suite d'une révolte ouverte, il devait être assassiné dans son palais. Entre-temps, il avait inauguré un nouveau titre : non plus khallfat rasul Allah, mais, dans un audacieux raccourci, khalîfat Allah, « Vicegerent of God » (80 s.), ce qu'on traduit habituellement en français par « lieutenant (ou délégué) de Dieu ». Son règne avait donné à l'ancienne aristocratie mekkoise une prééminence provocante.
La famille directe de Muhammad (les Ahl al-Bayt) prit alors sa revanche. Dans une atmosphère très tendue, une consultation des notables semble avoir amené sous la contrainte le choix de 'Alï b. Abî Tâlib. Comme on sait, et quoi qu'il en soit des responsabilités, son califat aura été marqué par de sanglantes batailles entre musulmans, et le quatrième calife (le Ier Imam pour les shî'ites) a succombé lui aussi à un coup de poignard en 651 (21 Ramadan de l'an 40 de l'Hégire).

La conclusion de l'ouvrage ne revient pas, comme attendu, sur l'ensemble des califats précédents et sur le rapport qu'ils entretiennent avec les événements fondateurs de l'islam, mais continue l'histoire jusqu'au décès du quatrième calife umayyade, Marwân b. al-Hakam, en 685. Suivent six excursus, bibliographie, index des noms propres.
Ce remarquable ouvrage procède parfois à des considérations synthétiques (sur l'Empire arabe et l'équilibre interne de ses forces : 73 s. ; sur le califat ummayyade et sa dérive : 326 s.). Mais son projet central n'est point là. Le Pr Madelung fait une histoire événementielle détaillée, en reprenant à zéro l'étude des sources avec un sens critique aigu. D'où l'inégale dimension qu'on remarque dans le traitement des différents califats. Le chapitre sur 'Uthmân est plus long que la somme des deux précédents, mais le chapitre suivant, sur 'Alî , est deux fois plus long. Cela ne vient pas de l'importance relative des califes, ni de la durée de leur règne : 'Alî en effet régna deux fois moins longtemps que 'Utmân. Ces disparités reflètent simplement l'abondance variable des événements significatifs, et la complexité croissante de leurs sources historiques.

Les historiens savent depuis très longtemps les grandes lignes de ces premières décennies de l'islam postmuhammadien. Mais la reprise objective de cette histoire achève de réduire à néant le mythe des califes «bien dirigés» (râsîdun). Ces hommes éminents suivaient des intérêts, personnels ou collectifs, divergents, voire opposés. Chacun a mis en œuvre une politique différente. Le résultat des deux dernières a été catastrophique. L'islam du califat originel, dont se réclameront plus tard le « sunnisme » et de nos jours les réformismes, a été péniblement élaboré par des hommes et marqué par leur histoire. Reste une grave question : dans quelle mesure la construction de la Communauté califale est-elle en continuité à l'islam initial ? Il semble que la levée de la taxe communautaire (zakât) parmi les tribus ait été entreprise moins de deux ans seulement avant la mort du Prophète, et qu'il n'ait pas recouru à la force pour y contraindre les récalcitrants (cf. 46-49). Cela pourrait-il signifier que le véritable fondateur de l'État islamique est Abu Bakr ? En écrasant toute résistance à l'impôt, il a assujetti au califat mekkois les tribus jusqu'alors indépendantes. Cette hypothèse serait renforcée si l'on admettait, avec l'auteur, que les Ansâr de Médine, « bien que fermes en leur foi musulmane, considéraient sans aucun doute que leur allégeance à Muhammad disparaissait avec sa mort. Pensant que la communauté politique fondée par Muhammad allait s'écrouler, ils s'assemblèrent pour reprendre le contrôle de leur propre cité » (p. 31, où nous soulignons les derniers mots).

Source : Guy Monnot, "W. Madelung. The succession to Muhammad. A study of the early Caliphate, Revue de l'histoire des religions, 1999, vol. 216, n° 3, pp. 370-373", in www.persee.fr

Pour lire des extraits du livre, cliquer ici. Je recommande en particulier la lecture de l'Introduction.

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